Table ronde sur les Biens publics globaux

   

 

22 janvier 2001
Table ronde à l'Assemblée nationale sur le thème : 
"Les biens publics globaux et la coopération internationale"

Bruno DELAYE

Merci à tous d'être présents pour cet après-midi de réflexion commune et merci à l'ACAD pour le magnifique travail de mobilisation qu'elle a fait. Merci aussi pour ce qu'elle représente ; au service du développement, fonctionnaires, agents de services publics nous y ajoutons en plus de notre engagement professionnel, une petite étincelle de conviction et d'engagement personnel dans une tâche immense.

Nous nous efforçons depuis des années de réfléchir et d'agir en faveur du développement, d'avoir une bonne compréhension de l'état des choses et d'avoir une mécanique qui nous permette d'organiser et de hiérarchiser notre action de façon à ce que celle-ci puisse trouver un minimum d'efficacité sur le terrain et que ce que nous pensons puisse être partagé par tous les acteurs qui concourent à l'effort commun en faveur du développement, où qu'ils soient.

Contribuer aujourd'hui à l'effort du développement c'est d'abord s'attaquer à un certain nombre de verrous institutionnels qui ont aussi à voir avec une alchimie mystérieuse mélangeant culture, institutions, organisation géographique des pouvoirs, démocratie, appropriation des savoirs etc.…

Nous savons également tous qu'il faut un effort du Nord vers le Sud, la première nécessité étant de mobiliser des flux d'aide publique au développement. C'est en tout cas notre conviction au sein du Ministère des Affaires Etrangères.

Enfin, nous ne pouvons plus traiter les questions de développement sans en même temps traiter les nécessaires et indispensables régulations de la vie commune sur la planète : des règles que nous nous donnons pour les conditions d'échanges, de production, de vie commune sur une planète devenue village.

Lorsque nous admettons ces trois choses et lorsque nous les croisons avec les derniers documents de l'ONUDI et des économistes du CNUD sur les biens publics mondiaux, nous nous disons qu'il existe une piste de réflexion intéressante, et qui nous intéresse au plus haut point à la DGCID.

A partir de cette notion de biens publics mondiaux qu'il faut produire (santé, éducation), ou préserver (eau, forêts, environnement, espace), nous pouvons changer les contours intellectuels du problème et peut-être aussi une partie de la philosophie qui a présidé jusqu'à présent.

L'objectif pour le Ministère des Affaires Etrangères est d'arriver à la production d'un document de synthèse représentant l'état actuel des réflexions et des concepts français, validés au préalable par des expériences sur le terrain et discutés, confrontés, avec tous les acteurs français participant à la bataille générale pour le développement.

Il s'agit d'un objectif modeste mais je crois que si nous arrivons à une conception française de la lutte contre la pauvreté, nous aurons fait œuvre utile et nous ne serons pas obligés d'être constamment en situation réactive par rapport aux idées nouvelles, bonnes ou mauvaises, dans les enceintes internationales.

Merci à tous ceux qui ont accepté de nous éclairer par leurs réflexions qu'ils ont déjà depuis longtemps engagées sur ce sujet.

Dans l'ordre de prise de parole nous allons écouter successivement Monsieur Tomasi, Madame Tubiana et Monsieur Sévérino nous apporter chacun d'un point de vue différent leur opinion et un éclairage sur ce sujet. Merci de votre attention et au nom de tous, merci à ces trois personnes d'accepter de faire les présentations introductives.

M. LEVY :

Si vous permettez, quelques mots d'introduction pour vous présenter le cahier des charges du débat tel que nous l'avons construit avec les intervenants.

Comme vous le savez, cette question des biens publics globaux n'est pas complètement nouvelle, certains auteurs nous rappellent que déjà au 17ème siècle il existait des traités internationaux signés pour garantir l'accès à la mer.

Au 20ème siècle le nombre de questions nécessitant une gestion internationale n'a fait que croître. Il ne s'agit donc pas d'une notion nouvelle mais le contexte actuel peut lui donner une portée différente :

1- Face à la multiplication des biens publics globaux, il devient nécessaire de les hiérarchiser. Comment et qui en est chargé ?

2- Nous sommes dans un contexte où l'ouverture commerciale est maintenant acquise et où la croissance mondiale se joue assez peu dans la relation avec les pays pauvres. L'aide publique a tendance à se recentrer sur le social, à prendre une orientation caritative en délaissant les objectifs économiques.

Que faire face aux inégalités croissantes et en quoi l'approche « bien public global » permet-elle de réintégrer la dimension économique des problèmes ?

3- Nous sommes face à une multiplicité des acteurs : firmes multinationales, acteurs de la société civile, instances de régulation internationale,…  Les Etats sauront-ils inventer de nouvelles dynamiques combinatoires avec cette multiplicité des acteurs ? L'approche des biens publics globaux apportera-t-elle des réponses à cette question ?

Trois intervenants vont donc contribuer à notre réflexion : Serge TOMASI, sous-directeur du développement social et de la coopération éducative à la DGCID, préalablement attaché financier à la représentation française auprès des Nations Unies. Nous lui avons demandé de nous éclairer sur la définition, le concept, et d'autre part sur les implications politiques de l'approche des biens publics globaux sur la scène multilatérale.

Laurence TUBIANA est chargée de mission auprès du Premier Ministre et membre du Conseil d'analyse économique. Elle est spécialisée sur les problèmes d'environnement. Ayant participé à toutes les dernières négociations, elle nous fera part de l'expérience française en matière de négociation internationale sur les questions environnementales, un des cas d'application des biens publics globaux.

Jean Michel SEVERINO, inspecteur général des finances, préalablement vice- président de la Banque Mondiale et ancien directeur au Ministère de la Coopération. Il nous livrera son analyse sur les conséquences de cette approche sur les politiques de coopération, avec en tête les politiques françaises et européennes.

Nous terminerons par un débat grâce à vos commentaires et à vos questions. 

M. TOMASI : 

voir document spécifique

M. LEVY :

Il paraît assez logique après cette première intervention, de demander à Laurence TUBIANA qui a participé aux négociations sur les questions environnementales de prendre ce cas de figure pour montrer que la France est engagée dans ces négociations, d'autre part que ces enjeux sont déjà en pratique et enfin pour nous faire part des difficultés rencontrées.

L. TUBIANA :

Effectivement j'ai été amenée depuis trois ans à utiliser cette notion de bien public en matière d'environnement et je me souviens de la réaction de mes collègues à Matignon disant : « c'est américain ça comme concept ? » Avec une manière très particulière de l'administration française de se dire : « bon après tout si ce n'est pas de nous que ça vient, c'est louche, il faut qu'on s'en méfie et nous avons sûrement un meilleur concept à mettre à la place ».

Je vois qu'aujourd'hui, la communauté épistémique française n'a pas du tout fait comme d'habitude autour des questions internationales mais au contraire, s'est demandée ce qu'elle pouvait en faire.

Je constate que cela donne à la France, et à sa capacité à la fois intellectuelle et politique d'action, un levier pour réintroduire dans le débat international des notions qui nous sont chères : le rôle de l'Etat et la légitimité de la puissance publique ; la question de la démocratie internationale et les questions de solidarité 

Nous avons là le meilleur signe que la coopération française est en train de se renouveler et de repenser un peu sa manière de voir.

Alors pourquoi l'environnement ? D'une manière assez évidente parce qu'il y a beaucoup de biens que nous ne savons pas aborder si nous ne les prenons pas comme « bien global ».

Depuis la conférence de Stockholm (1972) et bien sûr la conférence de Rio (1992), il y a eu tout un processus pour faire des biens environnementaux des questions collectives internationales.

Ni la préservation de l'atmosphère, ni la couche d'ozone, ni la bio-diversité ne se sont constituées ou n'ont été prises d'évidence comme des biens publics. Il s'agit d'un processus politique de négociation de la communauté internationale, d'actions, de lobbies, d'ONG, et de gouvernements pour que ces biens environnementaux acquièrent d'abord un statut de bien.

Tous les biens environnementaux ne sont pas encore considérés comme des biens publics globaux, c'est-à-dire des biens réclamant une coopération internationale, des règles, une régulation juridique, des instruments économiques etc.

Il y a un problème de compétition dans les ressources qu'il faut mettre, ressources financières, ressources intellectuelles, temps de négociation.

Lorsque nous comparons les efforts mis par la communauté internationale sur la question de la désertification et ce que nous faisons en matière de climat, nous voyons bien que le processus de constitution d'un bien public pour lequel nous allons mettre en œuvre une action internationale, est un processus politique, un arbitrage. Ce sont des choix faits sur une confrontation de différents points de vue, de différentes préférences sur le plan international.

Nous sommes bien face à deux chronologies différentes qui sont restées parallèles pendant un moment, et qui aujourd'hui entrent en conflit ou en compétition :

- La chronologie venue de la guerre ou de l'après guerre, pour laquelle le bien public essentiel, la paix et la sécurité, s'est combiné nécessairement avec le développement du commerce et la libéralisation des échanges. Tout le processus d'activités internationales depuis 1948 apparaît comme une association entre la recherche de la paix et de la sécurité et la manière de libéraliser le commerce.

- La chronologie des questions de développement et d'environnement dont l'aboutissement est la conférence de Rio en 1992 où il est question des biens publics environnementaux dans leur composante de développement.

En 1994 c'est la fin du cycle de l'Uruguay Round et l'établissement de l'organisation mondiale du commerce.

Ces deux chronologies restent parallèles mais nous allons voir maintenant comment elles se rencontrent.

Qui dit bien public dit d'une certaine manière nécessaire régulation internationale, cette régulation a évidemment deux volets, une régulation économique et une régulation juridique.

Alors pourquoi une régulation économique ? Signalons que les biens publics globaux, environnementaux, pour lesquels on investit de l'énergie, sont des biens publics qui ont une importance économique stratégique.

Quand on pense climat, de quoi parlons-nous sinon des politiques énergétiques, c'est-à-dire du cœur de la croissance économique ? Quand nous parlons de bio-diversité, nous parlons des ressources génétiques, de toutes les ressources vivantes, c'est-à-dire la future ou l'actuelle révolution industrielle à travers la question des industries de l'information.

La bio-diversité des climats a certes les conventions les plus importantes, c'est là que nous mettons le plus de moyens pour négocier et il se trouve qu'elle touche deux enjeux économiques tout à fait majeurs dans la mondialisation actuelle.

Alors instrument pourquoi ? Régulation économique pourquoi ? Nous n'avons pas de gouvernement mondial, nous n'avons pas de gendarmes qui obligent de produire des normes internationales, cela nous le savons, ni de produire des règles internationales juridiques, cela nous le savons un peu moins.

Nous commençons à savoir le faire, mais nous n'avons pas de gouvernement pour les faire appliquer, nous n'avons pas de cour de justice internationale pour l'environnement de la même manière que nous avons maintenant de façon émergente, une cour de justice internationale pour la question des droits de l'homme.

La priorité des efforts et le moment où les négociations environnementales sont devenues sérieuses est lorsque nous avons recommencé à bâtir des instruments économiques incitatifs pour qu'au fond, ces négociations sur l'environnement, ces accords, parfois acquis à grande peine, puissent s'appliquer d'eux mêmes. C'est vraiment le cœur de la discussion sur les droits de propriété et sur les instruments économiques.

Alors, il y a au fond deux grandes solutions sur la table pour bâtir ces instruments économiques, représentées et défendues par des courants divergents :

- Le courant qui essaie de remettre le marché au cœur de la fourniture de ces biens publics. L'idée de créer ces marchés signifie créer des droits de propriété sur ces biens globaux que représente l'environnement.

- Le deuxième courant, est le besoin de financement international, courant qui se regroupe derrière l'idée de fiscalité internationale. Une bonne fiscalité internationale serait sans doute la solution pour les biens publics globaux.

Nous avons là deux écoles qui sont aussi deux pratiques idéologiques, opposées aujourd'hui sur le terrain, mais en train de se réunir justement au travers de l'environnement.

Evidemment le débat mené à travers la convention climat est un débat difficile puisque nous avons rejeté en 1995 l'idée d'une taxe internationale sur l'énergie.

Lorsque nous voyons les cris d'orfraie y compris en France sur la taxe tobin, nous pouvons nous dire que dans cinq ans ou dix ans nous aurons des instruments fiscaux internationaux car il n'y a pas d'autre solution pour ces biens publics globaux.

Jusque là nous avons toute une série d'instruments qu'il faut regarder soigneusement : droits de propriété intellectuelle s'agissant de la convention sur la bio-diversité, droits d'émission s'agissant de la convention climat, quotas transférables s'agissant de l'exploitation des océans et d'autres types de quotas que nous étudions aujourd'hui pour essayer de gérer les forêts de façon plus durable.

De la même manière que nous avons une innovation fantastique dans le domaine des marchés financiers pour mettre au point de nouveaux instruments, nous avons la même créativité en matière de droit international sur l'environnement.

Si nous regardons les accords sur le commerce des déchets dangereux, ou ce que nous avons fait fin des années 80 début des années 90 pour l'ozone, nous avions là un droit international très faible qui n'avait pas de moyen d'action, pas de régime d'obligation stricte, mais simplement les effets de réputation ou d'information qui obligeaient les gouvernements à respecter leurs engagements.

Nous sommes aujourd'hui dans un univers totalement différent. Même si les négociations de La Haye ont échoué, elles ont échoué avec un texte qui jette les bases d'un système d'obligations sans précédent en matière d'environnement.

La communauté internationale a accepté l'idée de sanction, l'idée de règlement des différends spécifique à la convention climat, et a accepté l'idée qu'il y avait une autorité indépendante à créer, de type judiciaire qui jugerait de la conformité des pratiques des différentes parties de cette convention.

Il y a vraiment une révolution qui est en train de se faire en matière de droit de l'environnement sur l'idée que certes ces accords existent, ce sont des accords où toutes les parties doivent remplir leurs obligations mais nous ne leur faisons pas confiance et des systèmes de sanction sont en train de se mettre en place à l'instar des négociations commerciales.

Ces deux types de régulation, économique et juridique posent un problème majeur qui est le problème à la fois de la compétition entre les biens publics dans leurs choix, mais surtout sur les conflits qui commencent ou qui vont émerger dans les règles qui gèrent les différents biens publics : si nous avons aujourd'hui des accords environnementaux qui s'appliquent ils vont entrer en conflit avec les normes commerciales et les accords commerciaux déjà pris. Plusieurs cas :

- Les droits de propriété intellectuelle aujourd'hui débattus au sein de la convention bio-diversité qui vont entrer en conflit avec l'accord sur la propriété intellectuelle négocié et mis en œuvre à l'intérieur de l'organisation mondiale du commerce.

- Le principe de précaution, central dans le protocole bio-sécurité qui réglemente la circulation des OGM et dans la convention qui régit les polluants. Pour le commerce des polluants, le principe de précaution est largement en contradiction avec les normes en vigueur sur l'évidence scientifique.

Nous allons donc assister à un conflit de normes que nous ressentons évidemment très fortement dans la négociation, lorsque nous devons établir la relation de hiérarchie ou au contraire la relation d'équilibre, de non-hiérarchie entre les accords, et notamment entre les accords environnementaux et l'OMC. Il s'agit du principal objet de conflit entre l'Europe et les Etats-Unis aujourd'hui dans toutes les négociations environnementales.

Il y a donc un problème de mise en cohérence des accords multilatéraux d'environnement. Allons-nous créer cinquante mécaniques de règlement des différends ? Ou au contraire allons-nous essayer de construire un système global de gouvernance de ces accords permettant d'équilibrer la force des accords environnementaux face aux accords commerciaux, notamment par la création d'une organisation mondiale de l'environnement ?

Ce sont des questions de gouvernance globale de l'environnement qui sont aujourd'hui sur la table et qui, parce que ces accords sont spécifiques, ne sont à la fois pas tout à fait sur le modèle des accords Nations Unies habituels (un pays, une voix), mais plutôt sur le modèle de l'Organisation Mondiale du Commerce (une partie, une voix). Nous avons là des modes de gestion entièrement nouveaux qui réclament des solutions nouvelles du point de vue de la gouvernance globale.

Nous savons que les Etats-Unis et la Commission Européenne étaient favorables à la création d'un groupe sur les biotechnologies à Seattle, à l'intérieur de l'OMC ; les ministres européens de l'environnement et finalement les quinze états membres se sont prononcés contre la création de ce groupe car ils estimaient qu'il fallait d'abord que l'accord environnemental soit conclu pour que nous puissions aborder le volet commercial au sein de l'OMC. La commission, le gouvernement américain, et d'une manière générale les négociations commerciales ont enregistré un échec, un back clash. Mais d'une manière ou d'une autre, la compétition a été créée sur ce sujet.

Finalement ces biens publics globaux et notamment l'environnement, interrogent. Et c'est pour cela que c'est un levier tout à fait central dans le débat politique, à la fois national et international. Ils interrogent sur le modèle de croissance, sur les mécanismes de régulation, refondent d'une certaine manière un nouveau rôle pour l'Etat, pour la puissance publique, en légitimant de nouveau la solidarité internationale et en donnant un fondement à la limitation excessive de la privatisation.

Le Monde n'est pas une marchandise, la notion de bien public global fonde cette idée totalement, et en même temps montre l'importance de l'arbitrage et de la constitution d'un système institutionnel qui fasse reconnaître les différents statuts de ces biens publics.

Ce débat est central pour notre vision française et européenne. Il faut donc le mener jusqu'au bout et l'administration, la communauté scientifique, mais aussi les associations ont toutes un rôle très spécifique à assumer pour que ce débat se déroule et pour que nous en tirions les conclusions institutionnelles politiques. En effet encore une fois, ce débat est aussi un débat sur la démocratisation des négociations internationales : comment nous choisissons, comment nous gérons, et un débat sur la démocratie mondiale plus globalement, puisque tout ceci ne peut pas se passer seulement entre les gouvernements mais se passe dans un contexte où une multitude d'acteurs et de forces différentes confrontent leurs préférences.

M. LEVY :

Nous avions déjà lu des compte-rendus de ces négociations mais nous venons de toucher du doigt de façon encore plus concrète la réalité de ces négociations internationales. Ce qui s'y joue est particulièrement important pour nos valeurs, nos réalités quotidiennes. Nous constatons que cela est aussi un terrain d'inventivité permettant de contrebalancer l'impression fréquente que toutes ces conférences internationales ne servent à rien.

Il s'y jouent des enjeux considérables et nous pouvons y faire valoir nos idées, nos concepts, nos valeurs. En particulier nous pouvons faire en sorte que l'importance excessive de la « marchandisation », la démocratisation des négociations internationales, aient la possibilité d'être défendues dans de telles enceintes.

M. SEVERINO :

Combien d'économistes libéraux faut-il pour changer une ampoule électrique ? En fait la théorie libérale fournit une réponse à cette question difficile parce que la main invisible du marché se chargera de changer l'ampoule s'il y a une demande d'électricité.

S'occuper des biens publics globaux, c'est s'occuper de toutes les raisons pour lesquelles il faut qu'à un certain moment, un électricien, non pas virtuel mais réel, arrive pour changer l'ampoule. Ces raisons sont que la main invisible du marché ne fonctionne pas mais c'est peut-être une vision un peu plus générale des biens publics globaux, c'est-à-dire que la main invisible du marché peut ne pas fonctionner parce qu'il y a des monopoles, des coûts fixes dans l'économie, c'est le problème des dotations de survie.

Je vais essayer de me concentrer sur quatre sujets : un sujet à haute teneur philosophique qui sont les conséquences stratégiques de cette approche des biens publics globaux pour le développement, l'aide au développement. Une conséquence instrumentale: quels sont les outils, quelles sont les modifications sur les outils qui peuvent être impliquées par cette nouvelle façon de voire la vie internationale. Et puis une conséquence « managériale » : est-ce que cela change quelque chose, est-ce que tout ceci peut changer ou doit changer notre système de management ?

Sur le premier point, il est clair que cette façon de penser l'économie mondiale à travers ses imperfections et de légitimer l'intervention publique à partir des défaillances du marché est un outil assez important de réhabilitation stratégique de l'aide publique au développement en en faisant un outil d'accompagnement de la globalisation.

En effet, il n'y a pratiquement pas de sujet sur la globalisation qui n'ait aujourd'hui comme dimension essentielle les rapports Nord-Sud. Cela est vrai des questions d'environnement, de climat, sanitaires, financières. L'équilibre des marchés mondiaux tient beaucoup aux dynamiques internes des marchés émergeants et leurs rencontres avec les marchés internationaux.

Cela pose la question du positionnement de l'aide publique au développement en tant qu'outil de gestion, qui s'insérerait dans ce maillage de négociations internationales pour les aider à définir les instruments qui les rendraient possibles.

Si nous apportons les choses de cette manière là, il y a deux approches stratégiques de l'aide au développement : l'une globale et l'autre parcellaire. Alors la légitimité, la légitimation globale de l'aide publique au développement à travers cette optique de la globalité part du principe de la théorie néoclassique : les divergences des disparités de revenus entre économies devraient se corriger automatiquement parce que la convergence des revenus entre pays riches et pays pauvres devrait se faire automatiquement, dans la mesure où la rentabilité relative des investissements dans les économies les plus pauvres doit être plus élevée que dans les économies les plus riches, et donc l'investissement doit s'y orienter spontanément et ainsi de suite. Nous devons donc obtenir un mécanisme correctif cumulatif.

Si cela ne se passe pas, en particulier dans une économie globalisée où tous les marchés se connectent, il ne peut y avoir que deux raisons : les marchés globaux et/ou les marchés locaux dysfonctionnent. Si les marchés locaux dysfonctionnent, nous pouvons nous poser la question d'aller les corriger, il faut alors développer un discours expliquant pourquoi il est important d'aller corriger les défaillances des marchés locaux. Ces raisons sont reliées aux problèmes des externalités des impacts négatifs posés pour la croissance mondiale par le fait qu'un certain nombre d'économies locales défaillent.

Il existe en particulier dans cette approche par la défaillance des marchés locaux, un certain nombre de points assez forts, liés à la distribution inégale des savoirs. Nous savons qu'en effet une des raisons importantes pour lesquelles l'investissement dans une économie globalisée ne se dirige pas vers les économies en développement mais vers les économies industrialisées tient au fait que la productivité relative du travail est plus élevée dans les économies industrialisées qu'elle ne l'est dans les économies en développement, en particulier parce que les niveaux d'éducation, les niveaux d'accumulation du savoir y sont plus élevés.

Or l'accumulation du savoir n'est pas seulement un phénomène purement économique, c'est aussi un bien public dont la distribution inégale pose des problèmes importants de justice et de légitimation des inégalités.

Il y a donc une motivation importante à aller développer les systèmes éducatifs, accroître les stocks de capital des pays les plus pauvres, dans une optique d'équilibrage à long terme des économies qui doit reposer sur l'exploitation de toutes les ressources humaines disponibles.

Nous avons une entrée dans la légitimation des interventions en matière d'aide au développement par ce biais du local, mais il y a les dysfonctionnements des marchés globaux. Par exemple, l'une des raisons pour lesquelles les marchés financiers globaux ne génèrent pas suffisamment d'investissements étrangers dans les pays en développement tient au fait que l'information sur les opportunités d'investissement dans les marchés locaux est insuffisamment partagée.

Donc il y a des problèmes de dissymétrie d'informations, des problèmes de manque de transparence des marchés etc., qui pourraient être corrigés par des politiques globales.

Cette première catégorie d'approche consiste à dire : « une aide publique au développement est importante et nécessaire parce qu'actuellement, la façon dont la croissance mondiale est structurée connaît un certain nombre de limites liées aux dysfonctionnements locaux ou globaux. Travaillons sur ces dysfonctionnements locaux ou globaux ».

Dans la deuxième approche, nous sommes dans une optique plus thématique, plus sectorielle et nous cherchons à savoir comment des actions de financement ou des actions de transfert de savoir ou de construction institutionnelle peuvent rendre possible, acceptable, ou sont au contraire nécessaires à la mise en place d'accords globaux.

Nous approchons la question des pays en développement à travers trois types de situation qui sont trois légitimations d'intervention :

Ces pays en développement sont au fond producteurs de risque, ils génèrent des externalités négatives pour les pays développés ou industrialisés qui impliquent d'aller les corriger. C'est le principe du pollué-payeur. Par exemple je considère qu'il y a une importance stratégique à ouvrir l'ensemble des marchés financiers mondiaux mais je sais que les marchés financiers des pays en voie de développement, des pays émergents dysfonctionnent et créent un certain nombre de problèmes susceptibles de générer des crises et des instabilités mondiales ; la formation y est imparfaite, les institutions de marché fonctionnent mal, etc. Donc la contrepartie à mon action d'ouverture des marchés va être d'essayer d'améliorer le fonctionnement de ce marché local particulier. En matière sanitaire je suis pour la circulation des personnes à l'échelle mondiale mais je constate qu'il y a des épidémies, des maladies endémiques dans les pays en développement ; s'il y a circulation des personnes, ces endémies vont se développer. Il y a une importance stratégique à aller travailler sur la réduction des endémies à l'échelle mondiale qui est liée à la libération des mouvements de personnes, ça s'est donc l'aspect risques et préventions des risques.

Il y a un deuxième aspect qui intéresse particulièrement les pays du Sud : les problèmes des préjudices commis envers les pays en voie de développement.

Ces préjudices peuvent être historiques, ils appellent réparation ou contemporains et appellent composition. La théorie libérale est en très large partie une théorie des réparations et des compensations en économie. Alors, pourquoi peut il y avoir réparation ou compensation ? Prenons deux cas de figure: les régimes commerciaux ont été historiquement extrêmement défavorables aux pays en voie de développement, tandis qu'au contraire le protectionnisme marquait la période de croissance, croissance des pays développés. Des historiens de l'économie comme Paul Bairoch font du caractère dissymétrique des régimes commerciaux au XIXe siècle et au début du XXe, la raison fondamentale des écarts de revenu entre les pays en voie de développement et les pays industrialisés. Ce préjudice suppose donc réparation soit par une symétrie d'asymétrie, c'est à dire qu'aujourd'hui il faut accorder des préférences commerciales sans contrepartie aux pays en voie de développement ou cela peut se corriger par des transferts financiers qui prennent la place d'une compensation, d'une réparation.

Il y a ensuite les compensations, par exemple, les régimes commerciaux aujourd'hui sont particulièrement défavorables aux pays en développement dans la mesure où les marchés agricoles des pays du Nord sont fermés ainsi que les marchés industriels d'un certain nombre de produits. Nous pouvons penser aux textiles, à certaines branches de la sidérurgie, à l'automobile etc. Il y a donc ces fermetures, alors que par ailleurs les pays en développement qui adhèrent aujourd'hui à l'OMC sont soumis à un rythme d'ouverture de leur propre marché qui est relativement rapide.

Nous pouvons donc dire qu'il y a là une dissymétrie importante et cette dissymétrie appelle compensation qui doit être mise en œuvre par toute une série d'instruments dont l'aide publique au développement peut faire partie.

Le troisième type est l'action d'accompagnement normative. La globalisation se traduit par la multiplication d'institutions et de procédures internationales qui émettent des normes de comportement ou de production. Ces normes de production parfois extrêmement exigeantes ne peuvent pas être mises en œuvre dans le cas des pays en développement sans un transfert technique et parfois un transfert financier.

Ainsi pour bien rester dans le domaine commercial, la mise en œuvre des accords d'adhésion à l'OMC pour les pays en voie de développement représente un coût important. Ce coût est relatif à la mise aux normes internationales des procédures douanières mais aussi des procédures sanitaires.

Daniel Rodrigue, économiste américain libéral progressiste, lors de la conférence ABCDE de la Banque Mondiale, posait la question dans un propos qui s'intitulait « le développement international est-il soluble dans la libéralisation commerciale ? » de l'intérêt des pays en voie de développement à s'ouvrir commercialement et à entrer dans l'OMC, non pas sur un problème de principe mais sur une analyse coûts/avantages engendrés par les charges de l'accès ou de la mise aux normes de leur propre commerce dans le cadre de ces nouveaux accords.

Il ne s'agit donc pas de quelque chose de théorique, mais d'extrêmement pratique. Nous voyons bien qu'au fond, nous pouvons nous intéresser à l'élaboration d'un discours sur l'aide publique au développement qui soit lié, qui cherche à justifier celle-ci comme étant un outil d'accompagnement de la globalisation dans le domaine Nord-Sud et un outil d'intervention. Outil de la promotion, de la compensation, de la répartition qui sont les rôles traditionnels des politiques publiques dans un cadre de dysfonctionnement de marchés devenus globaux.

Alors venons en maintenant à quelques conséquences financières : si nous convainquons des hommes politiques que ce discours est compréhensible, encore faut-il le rendre un peu plus simple et un peu plus clair, la question suivante est : combien faut-il payer ? Quel doit être le volume de l'aide publique au développement ? Traditionnellement nous avons répondu à cette question dans une logique d'offre. Nous avons dit « l'aide publique au développement doit être de 0,71% du PIB » « Pourquoi ? » « Parce que ».

Cette approche consiste à dire c'est ce que nous sommes près à payer pour un bien public global qui s'appelle « la convergence des revenus pour la stabilité politique de la planète… »,. Dans la réalité nous nous apercevons que les pays riches sont prêts à payer 0,3% de leur PIB en moyenne pour avoir la paix internationale, c'est le prix de ce bien public.

Nous pouvons approcher le problème de manière différente en essayant, non pas de se poser la question de « combien suis-je prêt à payer pour ce bien là ? » mais « quel est le besoin de financement des biens publics qui sont identifiés ? » Là aussi il y a deux approches : « quel est le coût de la convergence économique rapide? » et « quelle est l'addition des coûts de financement des biens publics individuels que je suis capable d'énumérer, pour lesquels je suis prêt à payer éventuellement, à supposer que j'ai l'argent, que j'ai le budget ? »

Sur la première question il y a des méthodes permettant de les chiffrer. Par exemple on peut faire un certain nombre d'hypothèses sur le volume théorique de formation brute de capital fixe d'investissement nécessaire dans les pays en développement pour atteindre une croissance par exemple de 6% par an, croissance minimale que nous pouvons imaginer pour créer un processus de convergence rapide.

Ensuite nous nous demandons quelle est la partie d'investissement public et privé nécessaire pour atteindre ce chiffre et quelle est la part d'épargne extérieure nécessaire pour venir abonder l'épargne intérieure.

Si nous faisons un calcul disant qu'il faut 6% de croissance, et que pour cela il faut environ 30% du PIB d'investissement, si nous nous disons que le taux d'épargne moyen dans les pays en développement est de l'ordre de 15% des PIB, que la fiscalisation moyenne est d'environ 20% des PIB etc., nous nous disons que le flux d'aide publique au développement normal pour atteindre un transfert financier public Nord-Sud qui peut prendre différentes formes devrait être de plus de 300 milliards de dollars. Ce qui est à peu près huit fois le montant de l'aide publique au développement actuelle.

Ce chiffre est à la fois surestimé et sous-estimé : surestimé parce que tous les pays en voie de développement ne sont pas en mesure de recevoir un quota de ce type simultanément, il y a des problèmes politiques, des problèmes de saturation, etc. De la même manière des pays en voix de développement génèrent un niveau d'épargne intérieure supérieur à 15% (la Chine a un taux d'épargne intérieure de l'ordre de 40% du PIB). Par ailleurs il y a sous-estimation car la plupart des pays pauvres ont un taux d'épargne très inférieur à 15% du PIB et les besoins de transfert sont très supérieurs.

Ce calcul indique quelque chose : Les volumes actuels d'aide publique au développement mis en place sont très inférieurs à ce qui serait nécessaire pour créer des dynamiques d'investissement de type convergence.

Alors une fois que nous avons dit cela, nous n'avons pas tout dit parce qu'il faut se poser la question de pourquoi ces volumes sont inférieurs et pourquoi nous ne sommes pas prêts à payer le prix de ce bien public.

Il existe une deuxième approche des volumes de financement qui consiste à dire combien sommes-nous prêts à payer pour le climat ? Combien sommes-nous prêts à financer les pays du sud pour qu'ils tiennent leur part dans une convention climat ? Combien sommes-nous prêts à payer la libéralisation du commerce extérieur dans des conditions qui soient saines ? Donc combien veulent dire les transferts qu'il faudrait faire vers les pays en développement pour que la mise en œuvre des accords OMC se passe dans de bonnes conditions ? Combien faudrait-il mettre sur la table pour que les systèmes financiers des pays en développement, les systèmes intérieurs soient à peu près sûrs et que l'ouverture des comptes de capital se fasse dans des conditions qui soient à peu près décentes?

Nous raisonnons de la même manière sur la santé publique, puis nous pouvons additionner toute une liste, et nous pouvons nous demander combien cela fait ? Vraisemblablement ça fait beaucoup et comme nous ne sommes vraisemblablement pas prêts à tout financer : quelle est la hiérarchie ? C'est ce qu'a évoqué Marc au début de ce débat.

Il y a donc un processus de rationalisation des choix budgétaires. Nous pouvons dire cela ainsi, et se poser la question de ce que nous financerions et pourquoi. Tout ceci suppose des cadres théoriques, des cadres de réflexion stratégique. Cette approche suppose des modifications importantes de nature instrumentale, organisationnelle dans les appareils d'aide au développement.

La première c'est que si les appareils d'aide au développement veulent jouer ce rôle et trouver une raison d'être dans le débat mondial il faut que ces appareils d'aide au développement soient capables de s'inscrire comme des acteurs dans la construction de la mondialisation, et en particulier dans les négociations internationales.

Donc cela suppose que ces appareils d'aide au développement mettent au premier plan de leurs préoccupations la construction politique.

Nous savons bien que la réalité n'est pas celle là. Historiquement nos appareils d'aide au développement ont été très largement fondés sur les financements de projet. Ce qui a mobilisé les équipes, les énergies, les passions, c'est la mise en œuvre d'opérations sur le terrain.

Dans cette optique il faut procéder à un renversement, mettre en place les outils de réflexion, de conceptualisation qui permettent de dire ce que nous dépensons, où, et pourquoi ?

Il y a donc un effort d'investissement intellectuel stratégique à faire par la construction de véritables systèmes de pensées dans les appareils.

Le deuxième type de conséquences est le développement de produits globaux qui nous prend à contre pied dans nos métiers car dans les années qui viennent de s'écouler, la tendance été le resserrement sur des opérations de terrain, l'élimination des programmes transversaux et la construction de cadres géographiques supposés être créés, de cadres stratégiques ou opérationnels devant rationaliser l'approche de l'aide au développement.

La mise en place de ces cadres stratégiques était nécessaire compte-tenu du vide stratégique qui a longtemps régné dans les opérations. L'omniprésence de l'approche pays ou de l'approche géographique a eu pour résultat d'éroder beaucoup la crédibilité de mise en place d'un programme transversal.

Or il est clair que ces approches globales nécessitent un certain nombre de produits globaux gérés globalement. Par exemple pour le SIDA, une des actions les plus importantes consiste à financer la recherche de vaccins qui ne se fait pas à travers la distribution de l'enveloppe géographique.

Si nous prenons chaque secteur l'un après l'autre nous allons trouver qu'un certain nombre des outils à mettre en place sont du type fonds mondial de ceci, fonds mondial de cela etc. Mais une fois que nous avons dit cela, nous n'avons fait qu'un tout petit pas car ces fonds mondiaux de tous ordres posent de gros problèmes de gouvernance ; ce ne sont pas des fonds faciles à manipuler et l'histoire de l'aide au développement est l'histoire d'un cimetière de fonds mondiaux. Une réflexion sur la qualité de gestion de ces fonds, leur surveillance, leur évaluation doit être faite sur une base complètement neuve.

Le troisième élément est le développement de produits globaux, gérés globalement. Pourquoi dire cela ? Prenons le cas de la déforestation et de la désertification. Il est peu vraisemblable que nous allons lutter dans ces domaines par un fonds mondial, mais plutôt par des approches pays concrètes sur des territoires opérationnels. Nous allons également approcher les questions de déforestation ou de désertification à travers des problématiques de lutte contre la pauvreté.

Mais il est clair que si nous avons pour objectif la lutte contre la désertification, nous allons essayer de suivre cette multitude de programmes de lutte contre la désertification pays par pays à travers des indicateurs sectoriels transversaux et nous allons peut être commencer à nous poser la question de savoir s'il ne faut pas donner des objectifs aux différents programmes pays qui soient insérés dans une problématique globale. Nous allons créer des dispositifs de suivi de telle sorte que nous allons essayer de suivre globalement des biens publics globaux gérés localement. Ce type d'approches est très important car pour de nombreuses actions présentes depuis très longtemps dans les portefeuilles d'aide au développement, nous venons de nous apercevoir qu'elles contribuent à ces biens publics mais elles ne sont pas suivies, gérées comme il le faudrait et donc nous allons nous poser des questions de construction de ces biens publics globaux à partir de ces prestations locales.

Le quatrième et dernier point concerne les conséquences managériales. Elles ne sont pas aussi anecdotiques que nous pourrions le penser. En effet si nous disons « l'aide publique au développement doit être un instrument de gestion de la globalisation et doit traiter un des instruments fondamentaux de gestion des relations Nord-Sud à travers la globalisation », nous nous posons la question d'une mesure beaucoup plus stricte de ces impacts. En effet nous n'allons pas donner de l'argent aux organisations de gestion de l'aide au développement, publiques ou privées, que ce soient des ONG ou des organisations d'état, si elles ne sont pas en mesure de faire la preuve de la contribution de leurs actions et de présenter un bilan coût/avantage crédible pour les autorités publiques et les contribuables.

Nous pouvons donc faire l'hypothèse que ce développement des problématiques de la globalisation intérieure de l'aide publique au développement va accroître la tendance que nous constatons déjà depuis un certain nombre d'années, en terme d'impacts finaux sur les situations sociales, sur les objets qui sont supposés financer, corriger, etc. Il faut s'attendre à améliorer considérablement le système de mesure de performance et savoir lier les financements des institutions à leurs performances.

Il existe beaucoup de contradictions stratégiques dans les relations entre problématique des biens publics globaux et lutte contre la pauvreté. Il y a beaucoup plus de convergences opérationnelles que nous pourrions l'imaginer. Quand nous prenons chaque objet l'un après l'autre nous pouvons très souvent réconcilier les approches mais nous ne pouvons le faire qu'au prix d'un abandon de la thématique de la pauvreté comme thématique générale, comme justification fondamentale de l'aide au développement à moins que nous disions que cette thématique de la pauvreté veuille dire en fait assurer la convergence des revenus à l'échelle globale. Si nous parlons plutôt des inégalités à l'intérieur des pays en développement, de la très grande pauvreté de la concentration sur les pays les plus pauvres de la planète alors nous parlons de quelque chose d'autre que de la production des biens publics à l'échelle mondiale et des rapports Nord-Sud, nous parlons d'une sous-catégorie de cette problématique mais pas de la totalité de l'objet.

Il y a également beaucoup de discussions sur le concept de projet et sur l'articulation entre les politiques et les projets. Le succès de l'aide au développement n'a jamais été constitué par l'addition de l'aide au développement et d'une certaine manière il n'y a pas plus trompeur que cette approche par les projets qui nous remplit souvent de satisfactions en tant qu'opérateur mais qui par les misères que nous cause le principe de fongibilité, par les problèmes que nous posent les questions de sélection de projet dans des univers stratégiques incertains, nous aveugle beaucoup.

Il ne peut pas y avoir de salut de l'aide publique au développement et en tout cas de réinsertion dans les préoccupations planétaires sans une montée en gamme très importante de la réflexion stratégique mais aussi de l'ensemble de la conception opérationnelle de l'aide. C'est peut-être là la révolution la plus fondamentale à laquelle la baisse des volumes de l'aide nous contraint.

M. LEVY :

Merci Jean-Michel Sévérino, je pense que vous avez suscité beaucoup d'échos pour les uns et pour les autres, quelles que soient nos positions quant aux enjeux de changement qu'il y a derrière ces notions. En tous cas, cela fournit suffisamment de matière pour que nous puissions maintenant débattre ensemble.

Y. JADOT (SOLAGRAL) :

Trois remarques par rapport aux diverses interventions faites qui me paraissent dresser parfaitement le champ des biens publics et leurs enjeux.

La première c'est que l'intervention publique a la charge de la preuve. Pendant très longtemps nous avons considéré que le marché devait prouver qu'il était plus efficace, aujourd'hui c'est l'intervention publique qui a la charge de la preuve et nous sommes tous soumis à cela. Cette preuve nous la donnons en partie grâce au champ académique mais aussi d'un point de vue politique.

Deuxièmement, ce n'est pas parce que les biens publiques globaux légitiment un certain nombre d'interventions publiques qu'il s'agit d'un outil de conservation. Il paraît aujourd'hui important de bien prouver que c'est un outil de réforme.

Lorsque nous voyons dans la négociation internationale comment ce type d'outil peut être utilisé, par exemple pour le concept de multifonctionnalité de l'agriculture, nous remarquons qu'il y a des aspects de biens publics dans certaines fonctions non marchandes de l'agriculture, que ce soit l'environnement, le social, nous voyons aussi que cela peut être utilisé comme un instrument extrêmement conservateur, en partie contraire à l'idée même de bien public global. De ce point de vue il faut en faire un outil de réforme et continuer à faire de la recherche sur cette question.

Le troisième point concerne la place des pays en développement. C'est un élément clé du débat sur les biens publics. Le commerce est le vecteur par lequel tout est censé passer : pour les pays du Nord c'est en partie un vecteur de valeurs : nous entendons un peu que c'est grâce au commerce que la démocratie rentrera et que les questions sociales ou des Droits de l'Homme seront davantage prises en compte.

Pour les pays en développement, il s'agit d'un vecteur de développement et leur refus d'ailleurs de parler social ou environnemental dans la négociation commerciale relève bien de cette idée qu'ils ont droit au développement et que le commerce en est le principal vecteur.

Dans cette évolution il est important de rappeler la question de la dissymétrie, les pays en développement ont largement libéralisé dans un contexte unilatéral sous les ajustements structurels dont l'évolution relève maintenant du champ de la conditionnalité.

D'un autre côté les pays développés se sont libéralisés dans un contexte multilatéral en négociant concession contre concession. Dans le même temps nous créions de la gouvernance internationale via les conférences des Nations Unies, mais nous pouvons préciser aussi qu'en dépit de Rio, Rome, Pékin, Istanbul, Le Caire, il y a malheureusement toutes ces conférences qui étaient censées discuter de biens publics globaux et qui n'ont été suivies de quasiment aucun effet, notamment en terme de transferts financiers du Nord vers le Sud et finalement la crédibilité de la discussion internationale sur la gouvernance et sur les biens publics globaux est aujourd'hui assez faible.

D'ailleurs il a été assez clair de voir que finalement lors de l'accord du GATT de Marrakech, ce sont les pays du Nord qui offrent un peu de libéralisation commerciale classique contre une libéralisation aujourd'hui en pointe : la libéralisation des normes. Les pays du Nord ont dit aux pays du Sud « nous libéralisons mais vous acceptez aujourd'hui des normes qui sont discutées et élaborées au nord ».

La place des pays en développement paraît très importante, et bien sûr aussi la question de la mise en œuvre de ces biens publics globaux. La question est claire lorsque nous parlons du travail des enfants. Que sommes-nous prêts à donner en compensation aux familles pauvres pour que les enfants n'aillent plus travailler ? Cela a un impact très direct sur l'aide publique au développement, si nous ne prenons pas suffisamment en compte cette question des pays en développement, nous risquons pour eux non pas d'apparaître seulement pour légitimer les 0.3% qui restent, mais nous risquons d'apparaître comme une nouvelle forme de désappropriation des stratégies de développement et des outils qui les servent.

A. SINDZINGRE (CNRS) :

Dans un document de 1996 quelqu'un a ajouté une petite brique à la définition des biens publics internationaux. Parmi les deux exemples caractéristiques de bien public international nous devons ajouter la connaissance globale mais aussi la conditionnalité.

Paul Collière disait que le gros problème des pays en développement est leur déficit, ce qu'il appelle des agences de restriction, de discipline etc. Leur grand problème est de souffrir d'un déficit de crédibilité vis-à-vis des investisseurs internationaux. L'avantage comparatif des institutions multilatérales est de fournir cette crédibilité en tant que bien public international dont les pays en développement manquaient comme le système de Bretton Woods.

Si nous parlons de politique, si nous réintroduisons le politique, alors de quel type de gouvernance globale au niveau concret dispose-t-on, sachant que nous disposons de ces deux pôles : leadership d'un côté, peu démocratique ; mais de l'autre côté peut être plus de démocratie mais des risques d'intérêts antagonistes.

Un certain nombre d'ONG européennes ont récusé le terme de biens publics internationaux, terme qui évacue complètement une dimension importante, celle de l'éthique.

J.-P. VOYE (secrétaire général de la commission française pour l'UNESCO) :

Le débat sur les biens publics mondiaux doit se faire à l'ONU et au sein des agences spécialisées des Nations Unies : dans la mesure où cette problématique se situe au cœur des domaines de compétence de l'UNESCO et d'autre part parce qu'il y a eu récemment un certain nombre d'avancées intéressantes à l'UNESCO tout d'abord sur le thème de la diversité culturelle.

Cette problématique a déjà fait son chemin, l'UNESCO est sans doute un lieu de débats important, tout d'abord parce que c'est au fond l'agence intellectuelle des Nations Unies, le lieu de dialogue Nord-Sud , et c'est une organisation qui a une action normative importante. Il y aurait sans doute un intérêt pour la DGCID de prendre en compte cela. Se pose la question de l'efficacité des normes posées au sein de l'UNESCO, mais là aussi cela dépend de l'engagement des Etats membres.

S. MAPPA (Forum de Delphes) :

D'après le diagnostic de Monsieur Tomasi nous allons de plus en plus vers des situations de convergence notamment au niveau politique. Ce diagnostic est-il correct ? Peut-on parler de démocratisation lorsque nous voyons la criminalité du politique et de l'économique gagner du terrain au niveau planétaire, surtout dans les pays du Sud ? Nous pouvons être solidaires avec les pays du Sud sans prétendre, ou prendre comme réalité quelque chose qui n'est pas, et dire que nous pouvons être solidaires parce que cela nous intéresse qu'il y ait des biens publics au niveau planétaire.

Deuxièmement est-ce que la définition que nous donnons des biens publics est partagée par la théorie et la pratique des autres sociétés de la planète ? Où en sommes-nous en matière de théorie et de pratique des biens publics au niveau européen ? Car si nous voulons élaborer des normes au niveau planétaire, nous ne pourrons pas le faire si elles sont ignorées par les trois-quarts de la planète. Donc comment élaborer des normes et à travers quels processus convaincre d'autres sociétés, à commencer par nos propres sociétés, du bien fondé d'une adhésion à l'idée de la nécessité des biens publics. A propos de la santé, nous avons sur tous les plans des dissymétries culturelles extraordinaires : la santé et la guérison en Afrique ou en Amérique Latine n'ont pas la même signification que la santé et la guérison chez nous.

Je partage la préoccupation et le constat qu'il nous faudrait changer de stratégie concernant la politique d'aide. Il faut arrêter surtout de dissocier les politiques globales économiques de l'occident et les politiques de l'aide. Cela veut dire qu'il faut savoir comment les politiques économiques globales nuisent aux pays du Sud et rentrer dans un chemin un peu plus rationnel qui ne pose pas seulement la question du changement des autres, mais dans quelle mesure nous-mêmes nous pourrions changer, nous réformer réparativement pour que les autres ne soient pas écrasés complètement.

G. WINTER (ancien directeur général de l'IRD):

Je suis d'accord pour dire qu'il faut abandonner comme justification de l'aide publique au développement une conception caritative ou palliative en terme de lutte contre la pauvreté. Il faudrait partir de cela pour remonter à une approche plus globale. Cela n'est pas très difficile si nous savons que lutte contre la pauvreté ne peut pas aller sans lutte contre les inégalités internes et que les inégalités internes vont souvent de paire avec des inégalités internationales, lesquelles débouchent sur l'aide publique au développement et sur une approche en terme de biens publics globaux.

Il ne s'agit donc pas de dire «maintenant en France nous ne parlons plus de pauvreté, nous en avons parlé pendant quelques mois, nous allons maintenant parler des biens publics globaux, c'est cela qui est intéressant». Il faut rentrer dans le débat international sur la pauvreté et le faire remonter via les inégalités internes et externes aux biens publics globaux.

L. OSTUZI (expert éducation de base auprès de la commission pour le programme Méda)

Actuellement il y a un grand débat à l'occasion récente de la réforme sur l'éducation de base. Entre la conférence de 1990 et la conférence de Dakar sur l'éducation pour tous, il n'y a pas eu d'évolution très nette dans l'éducation dans le monde, notamment pour les enfants et pour les femmes.

Pour l'éducation, dans le programme Méda, il y a eu un effort extraordinaire : plus de 40% du budget de Méda1, c'est à dire plus de 4 milliards d'euros ; pour Méda2, plus de 5 milliards. Ce qui n'est pas négligeable, mais il y a actuellement un risque de dérive.

M. Sévérino a parlé à juste titre de l'inefficacité de l'approche projet, ce que la Commission appelle maintenant le projet classique. Nous avons ensuite parlé d'ajustement sectoriel. Maintenant nous parlons de politique d'appui sectoriel, c'est-à-dire que nous allons passer du projet avec une assistance technique où les opérateurs s'engageaient pour longtemps, à des aides budgétaires directes. Il y a là un danger car nous nous éloignons du sectoriel et les aides budgétaires directes vont être gérées par les économistes.

Comme certains membres font pression pour des décaissements rapides nous allons engager par exemple au Maroc, 100 000 000 d'euros pour l'éducation de base qui vont être injectés dans les finances publiques. Je doute fort que les enfants berbères des villages montagnards en voient la couleur. Alors que pensez-vous de ce passage d'un instrument à l'autre qui se fait sous le prétexte de l'ownership et de la réduction de la pauvreté ?

(interlocuteur non-identifié) :

Le débat que nous avons vu à la DGCID entre coopération-développement et coopération d'influence s'est apparemment calmé. Lorsque nous considérons par exemple le système de protection sociale comme un bien public, il est clair que si nous, français, nous voulons participer à un certain type de production de biens publics mondiaux, c'est bien une certaine influence française ou européenne que nous allons chercher à maintenir sur un sujet crucial, plus porteur à long terme que le soutien direct de l'intérêt économique français par exemple.

Si la conception aujourd'hui d'un bien spécifique est de dire que nous sommes plus intéressés à maintenir un équilibre entre l'exploitation humaine de la forêt et le patrimoine naturel, plutôt qu'une approche strictement préservatrice, c'est bien aussi une conception politique spécifique, bien française que nous entendons défendre.

Il me semble que l'approche BPM de ce point de vue a le mérite de nous faire prendre du recul et en même temps de montrer les vraies urgences.

J. DEBOSE :

M. Sévérino nous a dit qu'il ne fallait plus considérer la lutte contre la pauvreté comme l'objectif central de l'aide au développement. En effet à long terme l'aide au développement doit avoir pour effet une convergence économique entre les pays riches et les pays pauvres de façon à supprimer la notion de pays sous développés. Cela prendra du temps, à long terme la création de biens publics mondiaux améliorera sans doute la prospérité générale mais entre temps que faire ? Il faut bien empêcher les pauvres de mourir de faim ou alors faut-il envisager un partage des responsabilités entre l'aide publique au développement qui viserait le long terme et une aide privée de la part des ONG ou autres qui chercheraient entre temps à panser les blessures et aider les gens à survivre ?

L. TUBIANA :

Premier groupe de remarques : Il s'agit d'une nouvelle conditionnalité, ce sont tous des biens publics globaux à travers les différents sujets et les types de gouvernance qu'ils réclament, c'est une nouvelle adaptation des conditionnalités pour que les pays en développement rentrent dans la norme.

Cela n'est qu'un avatar nouveau de l'ajustement mais cette fois non plus sur l'efficacité du marché, sur les défaillances du marché, qu'elles soient locales ou globales. Où est l'appropriation des politiques de développement, où sont finalement l'autonomie, l'appropriation véritable ? Est-ce que nous ne sommes pas dans une nouvelle conditionnalité ?

Il s'agit d'une mise aux normes d'économies plus ou moins bien intégrées à l'économie mondiale. C'est l'encadrement de la mondialisation qui est en train de s'opérer et cette mondialisation est d'une manière ou d'une autre une mise aux normes. Si nous reprenons les concepts des économistes de la régulation, c'est bien une mise aux normes sur un certain type de santé, de croissance, non pas une norme spécifique, mais la discussion des normes nécessaires.

Ce n'est pas un hasard si la théorie des biens publics peut trouver sa place dans la théorie économique. Le leadership du cadre économique dans la réflexion globale sur la mondialisation n'est pas contesté par la notion des biens publics, elle complète puisqu'elle est au cœur de la notion de défaillance.

La mondialisation est en cours, la question n'est pas de savoir comment nous pouvons vivre en dehors des normes, mais comment ces normes sont-elles discutées et produites, quelle est leur source, leur légitimité, comment sont-elles représentées ?

Quel est le type de gouvernance dans ces intérêts antagoniques ? Il y a au fond deux modèles, Bretton Woods avec le leadership et le modèle de légitimité : Un pays, une voix des Nations Unies. Ce que nous sommes en train d'observer sur la majeure partie de la production de normes internationales n'est pas pour l'instant du côté du modèle Nations Unies, non plus du côté de l'efficacité de Bretton Woods dont la production de normes est contestée.

Dans ce sens, ces biens publics globaux sont gérés par des « clubs » plus ou moins larges : club du climat, de la libéralisation commerciale. Tous les pays ne sont pas a priori obligés d'adhérer à l'OMC. Ce n'est d'ailleurs pas comme cela que la libéralisation a été instrumentalisée mais à travers des négociations bilatérales avec des institutions financières.

Entrer dans le club de l'OMC signifie que nous avons une part dans la négociation. L'origine de l'échec de Seattle est dans le fait que nous n'avons pas trouvé de consensus et que le modèle n'est plus un accord commercial euroaméricain imposé aux autres. Le modèle de type hégémonique ne fonctionne pas. Au contraire, nous assistons à une irruption de normes d'origines différentes, d'acteurs minoritaires qui s'appuient sur ces enceintes internationales où des normes sont négociées pour faire valoir les leurs.

Prenons l'exemple des peuples indigènes et les droits de propriété intellectuelle. Dans la convention sur la biodiversité, l'essentiel repose sur l'idée de souveraineté des Etats sur les ressources. Les peuples indigènes ont fait reconnaître avec beaucoup de succès depuis 1994 le fait qu'ils aient leurs propres normes, leur propre vision de ce qu'est un droit de propriété sur les ressources et de ce qu'est une gestion durable des ressources de la biodiversité.

Aujourd'hui le principal caillou dans les souliers des négociateurs sur les droits de propriété intellectuelle au plan international vient des peuples indigènes. Si nous reconnaissons leur rôle spécifique dans la conservation d'un bien public global, alors il faut reconnaître leurs pratiques spécifiques et leur manière de faire, qui sont des formes juridiques particulières à reconnaître. Il est contradictoire de vouloir les éliminer via une norme homogène, celle des droits de propriété.

Pauvreté ou pas, les biens publics sont-ils une forme de condamnation de l'effort récent de la coopération française de travailler enfin sur un sujet majeur ?

Nous sommes fondamentalement d'accord sur la révision de la coopération mais cela nous permet aussi de revoir la manière dont nous réfléchissons la lutte contre la pauvreté dans la coopération française.

Si nous réfléchissons sur la question de la gouvernance, le lieu de production des normes, la hiérarchie entre les biens publics locaux et globaux, nous avons un outil pour penser la lutte contre la pauvreté dans les réflexions d'organisations comme le Secours Catholique ou ATD Quart Monde, sur les questions de démocratie et de droit d'accès à l'information, droit de parole des marginalisés dans les sociétés développées.

Nous rejoignons là la question de la révision des politiques de développement sur la base d'une appropriation, à condition que les conditions de gouvernance qui président à la production de ces normes soient réglées. Plus que la substance de la norme qui est produite dans ces accords, il est aujourd'hui encore plus important de réfléchir sur l'équité de la procédure en œuvre pour les produire.

J.-M. SEVERINO :

Quatre idées m'ont particulièrement interpellé.

La première est relative aux questions d'éthique et de théories économiques. Comment remettre l'aide publique au développement sur la table des décideurs publics mondiaux et la sauver de son naufrage financier ? Qu'est-ce qui intéressera le président des Etats-Unis, le président de la République française, le Premier Ministre allemand etc. dans l'aide publique au développement ?

Mon hypothèse de départ est que si nous raisonnons sur des termes caritatifs, nous sommes de plus en plus marginalisés. Si nous croyons qu'il y a des sujets importants de solidarité internationale dont nous pouvons débattre, il faut trouver des approches qui dépassent la dimension du cœur, aussi importante, légitime, cruciale soit-elle pour notre propre conscience. Aujourd'hui une des choses qui intéressent les décideurs est le sort global de l'humanité, pas seulement celui des pays pauvres, il faut donc démontrer en quoi le sort des pays pauvres est crucial pour le sort de l'humanité.

Une deuxième chose est importante, l'utilisation du langage de l'idéologie dominante. Pendant très longtemps le langage de l'idéologie dominante a été plutôt marxiste, aujourd'hui ce langage emprunte à la théorie libérale, aux règles du marché.

Comment se faire entendre et comment essayer d'élever le niveau d'intérêt d'une politique globale dans une communauté politique ?

Si nous prenons comme point de départ que le langage de l'économie libérale est aujourd'hui le langage dominant dans la philosophie libérale, cette philosophie libérale étant une certaine éthique, c'est une théorie qui pose comme prémices que la valeur suprême est la liberté et que la seule barrière que l'on puisse opposer légitimement à la liberté d'un individu c'est la liberté d'un autre.

Tout n'est que déclinaison de ces deux principes dans une multitude de conséquences extrêmement concrètes. Les penseurs libéraux abordent la question de l'organisation sociale à travers la mythologie due au contrat social fondamental.

Il y a toute une tradition de la pensée libérale sur les contrats sociaux, les plus célèbres sont celles de Rousseau, et de Rawles dans la fin des années 70, qui à travers la théorie de la justice exprime une nouvelle forme du contrat social qui puise dans la théorie classique.

Cette approche du contrat social part de l'idée que "si la société n'existait pas et si nous étions dans l'étape qui précède immédiatement la création de la société, le Big Bang, quelles seraient les règles auxquelles nous accepterions de nous soumettre sachant que la distribution à l'intérieur de la société en termes de dotations intellectuelle et financière est aléatoire ?"

Nous avons tous le même risque d'être le premier ou le dernier en terme d'intelligence ou en terme de revenu ; sachant cela, que considérerions-nous comme règle juste pour organiser la société ? Nous déclinerions tout un nombre de règles auxquelles nous serions tous prêts à adhérer si nous étions dans la seconde qui précède la création de la société.

Les inégalités ne peuvent pas être telles qu'elles nuisent à l'égalité des chances. L'inégalité est légitime parce qu'elle reflète la variation des talents et la variation des énergies. Si elle devient telle que les écarts des inégalités sont tellement importants qu'à chaque génération les cartes ne puissent plus être rabattues, alors là société n'est plus libérale, elle n'a plus de constitution.

L'inégalité n'est ni bien ni mauvaise, mais l'approche des phénomènes économiques dans la théorie libérale est une approche amorale et cette question que nous pouvons poser à la société nationale se pose également à la société internationale. A partir de quel moment les inégalités entre nations sont-elles tellement importantes qu'elles empêchent les plus pauvres d'avoir une chance de devenir riches ?

C'est la question libérale fondamentale posée aux inégalités de revenus sur la planète et à la question du développement. Il y a donc un fondement libéral à l'intervention publique internationale et l'aide au développement peut avoir sous ces conditions une justification intéressante.

Ce qui est intéressant dans le contexte de la collectivité académique c'est la capacité d'exprimer l'enjeu de l'aide au développement dans ce type de démarche compris par une vaste gamme de personnes qui ont fait leurs études à Yale, Chicago, Harvard.

Pourquoi ces types de raisonnements amènent à traiter de façon amorale des biens qui peuvent sembler au contraire très éthiques ? Prenons notre exemple de la culture, notre interlocuteur de la Commission de l'UNESCO disait "la culture n'est pas un bien comme un autre". D'une certaine manière, pour un libéral, la meilleure façon d'approcher le problème est de dire que la culture est un bien comme un autre.

Pourquoi la culture est un bien qui fonctionne mal sur le marché? Pourquoi y a-t-il problème libéral ? Pour trois séries de raisons :

1- Dans une économie globalisée, avec des industries de la communication et de l'information constituées de telle manière que nous voyons d'énormes investissements, une convergence des industries de contenu et de contenant, il y a des effets de monopoles naturels très importants. Beaucoup d'industries de la communication sont des industries dites à monopole naturel parce que les rendements marginaux sont croissants. C'est une situation classique qui appelle intervention publique au titre de lutte contre les monopoles, législation antitrust et régulation de la concurrence.

2- Il s'agit d'un domaine à externalités. Tous les pays anglo-saxons jouissent d'un bénéfice extrêmement important, celui de s'exprimer dans leur propre langue, l'anglais étant à la fois langue nationale et langue de communication, alors que les pays non anglophones sont obligés de consentir un effort d'investissement et d'apprentissage linguistique. Cela représente une externalité négative pour tous les pays non anglophones, et cela suppose compensation dans une optique purement libérale. L'application de ce principe permet d'aller très loin dans un attirail de discussions internationales, en particulier de demander aux pays anglo-saxons de nous rembourser le coût de l'apprentissage de leur langue dans notre propre enseignement secondaire.

3- La théorie de l'information : La production d'informations à l'échelle internationale est concentrée dans les mains de trois grandes agences de presse : Reuters, Associated Press et LifeP. Le fait que seules quelques chaînes mondiales assurent l'information est un problème qui s'analyse en terme d'asymétrie dans les productions d'informations, et s'il y a un fondement assez solide, à partir de la prévention de l'information en tant qu'outil fondamental de bon fonctionnement des marchés.

Nous pourrions multiplier les exemples d'approche des phénomènes de la culture, de la santé à partir de ce même genre de constatations. Ce qui touchait au fond une réalité humaine dramatique c'est qu'il y a aujourd'hui cinq milliards de personnes qui vivent dans une situation de pauvreté abominable. Le tout est de trouver le bon discours qui mobilise la communauté internationale et les décideurs finaux autour d'un projet qui crée des conséquences.

Le deuxième point concerne la question de l'éducation primaire qui est absolument fondamentale. L'une des raisons économiques fondamentales pour lesquelles il faut faire de l'éducation, c'est que c'est ce qui explique l'absence de convergence des revenus et des économies.

Il y a une résistance en France à l'abandon de la notion de projet, en tout cas à son recadrage, qui est dommageable à la coopération française et à son efficacité. Si les projets marchaient cela ferait longtemps que nous le saurions et que l'aide publique au développement aurait rencontré des impacts plus importants que ceux constatés sur le terrain. Il est clair que les projets sont affectés de multiples problèmes.

Toutes les agences de développement sont en mesure de sélectionner dans les pays une série de projets au top niveau, qui vont réussir. Ces projets vont masquer tous ceux qui échouent, ils vont masquer les politiques sectorielles désastreuses.

Les projets ne sont pas une réponse au problème de la fongibilité des ressources. De même que nous savons que lorsque nous mettons de l'aide publique au développement dans un pays, même si cette aide est extrêmement contrôlée, si il y a par ailleurs une fuite des capitaux dans le pays, cela revient à alimenter la fuite de capitaux. De la même manière financer des projets dans un pays qui gère mal son budget, qui a une mauvaise politique dans le même secteur ou même dans d'autres secteurs revient à gâcher son argent.

Il faut en terme de conséquences, abandonner complètement la notion de projet. Il existe toute une série de cas où il n'y a pas d'autre alternative mais si nous nous contentons de rester collés au principe de projet nous manquons le grand chantier d'amélioration de l'efficacité de l'aide publique au développement de la décennie.

Les instruments nouveaux d'aide budgétaire ont leur perversité et leurs limites. Le problème est de voir les coûts et les défaillances de cet instrument là par rapport aux coûts et aux défaillances d'autres instruments. Ces instruments de politique sectorielle, de financement, ont des défaillances qui sont sans doute inférieures à la plupart des pratiques que nous avons eues jusqu'à présent mais il ne faut pas refuser dans ces nouvelles pratiques les problèmes des nouvelles.

Le troisième point concerne le problème entre pauvreté et biens publics globaux. Il y a une vraie contradiction et il ne faut pas se la masquer. Plutôt que de faire un long discours je vais essayer de vous l'illustrer à partir du dilemme budgétaire dans lequel mon successeur à la Banque Mondiale est enfermé.

A la charge de la région Asie de la Banque Mondiale, il a un budget qui décline d'environ 15 %. Il sort d'une grande crise dans laquelle on a placé beaucoup d'argent pour stabiliser la situation de pays à revenus intermédiaires et de pays émergeants importants. Personne ne peut nier que cette stabilisation des pays à revenus intermédiaires était un enjeu considérable en terme de développement et n'avait pas des impacts absolument considérables sur les pays les plus pauvres avoisinants. Ce qui s'est passé dans la région, au Vietnam, au Cambodge, au Laos était la conséquence directe de ce qui se passait en Thaïlande, en Malaisie, en Indonésie ou même en Corée.

Stratégie de la Banque Mondiale, alignement sur la pauvreté, que fait mon successeur ? Confronté à son dilemme budgétaire il se dégage de Thaïlande, de Corée, de Malaisie, il réduit ses engagements sur l'Indonésie et il se concentre budgétairement sur les pays les plus pauvres de la région, soit le Vietnam, le Cambodge, le Laos, quelques îles du Pacifique, en partie l'Indonésie et les zones pauvres de Chine. Théorie de la pauvreté, il va mettre son argent dans ces pays, d'abord sur le cadrage macroéconomique, puis sur des programmes sociaux, d'éducation, de la santé etc.

Maintenant qu'est ce qui ne va pas être financé ? La surveillance macroéconomique et la stabilité des pays à revenus intermédiaires de la région, les systèmes financiers des pays à revenus intermédiaires dans lesquels la Banque Mondiale ne cesse d'intervenir et dont nous savons qu'ils sont la source d'instabilité majeure et de contre performances économiques pour l'ensemble de la région y compris les pays pauvres.

Qu'est ce qui disparaît également des portefeuilles ? Toutes les actions à l'intérieur des pays pauvres qui ne sont pas strictement orientées vers la lutte contre la pauvreté. Par exemple, il y avait des grands programmes sur la dépollution industrielle en Chine qui ont consommé des centaines de millions de dollars, ces programmes sont tous passés à la trappe car ils ne sont plus dans la définition stratégique.

Ce n'est pas incohérent, c'est simplement une autre approche et nous ne pouvons pas dire « cette approche est convergente, il n'y a pas de dilemme ». Il y a un dilemme et nous ne finançons pas les mêmes choses.

Alors est-ce que cela veut dire que tous les projets de pauvreté passent à la trappe lorsque nous avons une approche de biens publics globaux ? Non car les problématiques d'inégalité rentrent dans les corrections des biens publics globaux. Certaines questions d'environnement sont à la fois des questions de pauvreté et des questions d'environnement.

Il est clair que si nous intervenons sur les problèmes de conservation du couvert forestier au Vietnam, nous sommes dans la plupart des cas dans une problématique de pauvreté. Si nous voulons intervenir sur la diminution de la production de carbone, nous sommes sur des problématiques industrielles qui ne sont pas des problématiques de pauvreté. Donc il y a des recouvrements entre ces deux zones, et il peut être intéressant d'explorer ces recouvrements et de savoir ce qui converge, mais il y a aussi des divergences.

Alors lorsque nous sommes dans des périodes d'expansion budgétaire, nous pouvons tout faire à la fois, et quand nous sommes dans des périodes de ressources extrêmement limitées ou des périodes de décroissance de coupe budgétaire, nous sommes confrontés à des choix et là l'identification de ce que nous voulons faire est très importante.

Donc nous ne sommes pas dans le domaine de la théorie, nous sommes dans le domaine du réel et la transmission de l'impulsion est là. Il faut que nous explorions ensemble davantage ces zones de convergence et ces zones de divergence, faute de quoi nous allons tomber dans une espèce d'unanimisme facile, et nous continuerons à ne pas savoir ce que nous faisons exactement.

Y. JADOT :

La question n'est pas forcément de savoir s'il doit y avoir un arbitrage au sein de la Banque Mondiale, la surveillance macro, la surveillance des systèmes financiers et la lutte contre la pauvreté. Ce qui est important dans cette histoire des biens publics globaux est que cela ne passera évidemment pas par l'APD car sinon aujourd'hui nous sommes coincés.

Si l'intégration des pays en développement dans la question des biens publics passe seulement par l'APD nous sommes coincés car ce n'est pas forcément à la Banque Mondiale d'assurer la stabilité financière internationale. Donc l'arbitrage ne se fait pas forcément ainsi. Nous pourrons évidemment créer d'autres institutions qui ne seront pas non plus démocratiques et qui auront en charge la gestion de ces différents biens publics.

Serge TOMASI :

Yannick Jadot a dit qu'aujourd'hui un des problèmes est que la charge de la preuve pèse sur l'intervention publique alors que dans le passé il en était autrement. C'est une affaire de point de vue. Du point de vue des Etats-Unis, la charge de la preuve a toujours été sur l'intervention publique et du point de vue de la théorie classique et non classique, la norme est le marché, l'intervention publique étant l'exception.

L'approche des biens publics globaux s'inscrit complètement dans une approche théorique classique ou néoclassique, qui malheureusement ou heureusement est la norme ou le dogme aujourd'hui, mais elle permet de relégitimer l'intervention de la puissance publique dans ce cadre conceptuel que nous avons tous plus ou moins accepté et qui est la norme sur le plan international.

Deuxièmement les conférences onusiennes ont permis de faire émerger cette idée d'un destin commun de normes à partager, à définir en commun. Mais effectivement il y a un vrai problème qui se pose, celui des transferts financiers et les pays en développement n'arrêtent pas de nous le répéter chaque fois qu'il y a une nouvelle conférence internationale. C'est une question qui me semble utile aujourd'hui et à laquelle il va falloir répondre.

Nous y répondons parfois sur le sujet du travail des enfants. Par exemple l'UNICEF mène des programmes en Amérique Latine et donne de l'argent aux familles pour compenser la perte du revenu du travail d'un enfant et les inciter à ce qu'il réintègre l'école.

Il y a le problème de la question du pollué payeur. L'aide publique au développement doit permettre aux pays en développement d'accepter ces normes et de se repositionner dans ce débat. C'est un sujet central pour les Nations Unies.

Les Nations Unies font face à la crise de leur système opérationnel de développement. Est-ce qu'il ne faudrait pas que les Nations Unies se focalisent sur la définition des normes, sur les débats politiques et laissent à d'autres notamment aux institutions de Bretton Woods, l'activité de développement ?

Nous nous sommes beaucoup battus à New York pour contrer cette thèse parce que la légitimité d'une institution comme les Nations Unies est de se contenter de définir des normes. Si nous voulons entraîner les pays en voie de développement vers ces normes il faut les aider à compenser la charge financière, le coût social, le coût politique de la mise aux normes. Donc pour les Nations Unies c'est un débat assez central et malheureusement les états membres sont toujours réticents à assumer le coût de ces transferts financiers.

Sur la question de la conditionnalité, il y a d'un côté l'approche théorique et puis l'expérience pratique. Il y a eu quinze ans d'ajustements structurels où la logique était vraiment celle de la politique d'ajustement structurel : rétablir les grands équilibres à la base pour permettre un retour de l'investissement. Le résultat aujourd'hui c'est que l'Afrique subsaharienne représente 2% du commerce mondial, 4% des investissements directs étrangers, donc c'est un échec.

Ce n'est pas un échec dans tous les cas mais il faut beaucoup mieux cibler la conditionnalité. La conditionnalité paraît légitime sur des gros pays, quand la Banque fait des prêts à la Chine ou à la Russie qui représentent des risques systémiques pour le système international, mais pour des petits pays en Afrique comme le Bénin et le Burkina Faso, c'est un outil qui n'est pas approprié et le seul moyen de donner la crédibilité à ces pays est vraiment qu'ils s'approprient leur stratégie de développement.

C'est à mon avis la grande césure entre l'approche du PNUD qui a plein de faiblesses mais qui travaille sur une relation de confiance avec les pays, essaye de créer un débat, un consensus social autour de la stratégie de développement et l'approche de la Banque, en tout cas telle qu'elle était car il semble qu'il y a eu des évolutions de la conditionnalité au début des années 90.

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Dernière modification : 29 juin 2002

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