TABLE RONDE DE L’ACAD-MAE du 22 JANVIER 2000
ASSEMBLÉE NATIONALE
«LES BIENS PUBLICS MONDIAUX ET LA
COOPÉRATION INTERNATIONALE»
Intervention de Serge TOMASI
Mesdames et Messieurs,
Puisque j’ai l’honneur et la charge d’ouvrir ce débat, je voudrais présenter cette question d’un point de vue un peu particulier qui est celui des Nations Unies. Vous savez que le débat sur les BPM a été lancé sur la scène internationale par le PNUD qui a publié en 1999 un ouvrage intitulé «Global Public Goods International cooperation in the 21st Century».
Je voudrais aussi dans mon intervention souligner la dimension et les enjeux publiques de ce débat. Nations Unies est en effet une association qui rassemble les cadres du MAE engagés dans la coopération internationale, et qui sont de ce fait des acteurs de la politique extérieure de la France. Je suis pour ma part convaincu que la coopération internationale est appelée à jouer un rôle croissant dans les relations extérieures et l’activité diplomatique, à travers notamment la problématique des Biens Publics Mondiaux (BPM) qui aura des effets importants sur la coopération internationale et au delà sur les relations internationales.
J’aborderai 3 points dans mon intervention :
1) la genèse de ce débat : il est en effet intéressant de s’interroger sur l’origine de ce débat et de se demander pourquoi ce thème de BPM émerge maintenant sur la scène internationale ;
2) Le concept, la définition : puisqu’il me revient d’ouvrir notre discussion, il m’appartient de définir le thème de notre débat. De quoi parlons-nous quand nous évoquons les BPM ?
3) Les enjeux politiques : au-delà de la question académique, théorique, quels sont les véritables enjeux ?
La question des BPM est apparue dans les réunions internationales à la fin des années 90, à la fin d’une décennie marquée par un profond bouleversement du contexte international. Ces éléments sont connus mais il n’est pas inutile de les rappeler brièvement car ils ont crée un contexte qui a permis l’émergence de la question des Unies
1.1. Sur le plan économique, on a assisté à un mouvement de balancier :
‑ le mouvement de libéralisation des économies (privatisation des moyens de production, ouverture des marchés), s’est imposé partout ou presque. Il s’est traduit par une réduction de la sphère publique et une intégration des marchés, notamment financiers. Les flux de biens, de capitaux, d’informations et des personnes se sont accélérés grâce à l’essor des moyens de communication et des nouvelles technologies de l’information.
‑ ce mouvement de globalisation, de libéralisation et d’intégration des économies, a paradoxalement entraîné, notamment à la faveur de la crise asiatique, une «relégitimation» de l’intervention de la puissance publique, au niveau national, régional et international. Une prise de conscience s’est faite sur la nécessité de renforcer les mécanismes de régulation au plan international : c’est le thème de la «gouvernance mondiale» qui a surgi, ou celui de la nécessité d’imposer une «globalisation à usage humain», pour reprendre le thème du rapport 1999 du développement humain du PNUD qui fut aussi un des axes principaux de l’allocution du Premier ministre fiançais à l’Assemblée Générale des Nations Unies en octobre 1999.
1.2 Au plan politique, on a aussi assisté à un même mouvement de globalisation, d’émergence d’un «village planétaire», favorisé notamment par :
‑ la chute du mur de Berlin, l’effondrement de l’empire soviétique et la fin de la guerre froide. En effet, le contexte de la guerre froide et la division du monde en deux blocs figés constituaient un puissant frein au mouvement de globalisation économique et politique. Il était difficile d’imaginer de débattre du thème des BPM dans un monde divisé en deux blocs rivaux présentant des modèles socio-politiques opposés. La chute du mur de Berlin a permis une accélération d’un mouvement de convergence des systèmes politiques et économiques. La démocratie libérale au sens politique et économique s’est largement étendue depuis.
‑ l’organisation des grandes conférences de l’ONU au cours de la décennie 90 a aussi favorisé la «conscientisation» de l’idée de village planétaire : on a commencé par la conférence de Rio en 1999 sur (environnement et développement) puis on a continué avec les conférences du Caire (population et développement), de Pékin (femmes), de Copenhague (développement social) et d’Istanbul (habitat).
Ces conférences ont eu un double impact : elles ont favorisé l’émergence de l’idée que nous partagions une «maison commune» dans laquelle il était nécessaire d’établir un corps de règles et de normes minimales. Elles ont aussi imposé à tous les Etats membres, notamment ceux attachés au concept de souveraineté nationale, l’idée que nous devions affronter des défis et des problèmes mondiaux dont la solution passait par des décisions collectives et la mise en oeuvre de plans d’actions communs. L’organisation de ces conférences a aussi permis l’émergence d’une «société civile mondiale», s’imposant comme acteur des débats internationaux. Cette société civile n’est pas en effet née brutalement à Seattle, mais elle a progressivement émergée au sein des débats onusiens grâce à la volonté déterminée de certains Etats membres, et en particulier de (Union Européenne qui, conférence après conférence, ont imposé les ONG et les associations dans ces conférences et les sessions de l’AGNU, malgré le combat d’arrière-garde des durs du G7, parfois soutenus par les Etats-Unis.
Je voudrais aussi signaler le rôle joué par une petite équipe d’économistes du PNUD, regroupé autour d’Inge KAUL dans le «département des études de développement». Dans la suite de la publication du rapport annuel sur le développement humain, cette équipe a amorcé une réflexion sur la mondialisation et ses conséquences sur la coopération internationale. Cette réflexion s’est traduite dans trois ouvrages qui sont autant d’étape dans le cheminement de la réflexion du PNUD.
‑ 1996 : un ouvrage sur la taxe Tobin - la taxation des mouvements spéculatifs de capitaux à court terme est perçue comme un moyen de réguler les marchés financiers, mais aussi de financer des actions de coopération internationale nécessaires au bien être collectif ;
‑ 1999 : le rapport sur le développement humain est consacré à « la mondialisation à visage humain » et plaide pour la mise en place des mécanismes de régulation permettant d’assurer une plus juste répartition de la richesse produite ;
‑ 1999 «Global Public Goods» qui a véritablement lancé le débat international sur les BPM.
Deux idées sont à la base de cette réflexion :
‑ la coopération internationale, à l’heure de la mondialisation, doit être repensée et refondée. Les BPM offrent une grille d’analyse pour cette refondation de la coopération internationale ;
‑ les crises actuelles, politiques et économiques, sont le reflet d’une insuffisante production de BPM et d’une distribution inéquitable, et non optimale, des Unies
En ce sens, et sur ces deux points, l’ouvrage du PNUD est «un ouvrage militant» qui, sur la base d’une réflexion théorique, aborde des enjeux politiques.
Le concept des BP est un concept ancien et on trouve une littérature économique abondante sur le sujet.
2.1 : La définition classique est une définition négative, qui définit les BP à contrario, par opposition aux biens privés
‑ un BP présente des caractéristiques qui limite ou empêche sa mise à disposition par les seules forces du marché
* le BP fait l’objet d’une consommation non exclusive. La consommation d’une personne n’empêche par la consommation d’une autre personne ;
* il n’y a pas de rivalité dans l’accès à la consommation : une fois qu’il est produit, le bien est accessible à tous.
L’exemple classique donné par la théorie classique est l’exemple du phare qui, une fois installé, avertit et oriente tous les bateaux au large sans qu’il soit possible de prélever un péage et d’exclure une catégorie de navire.
‑ A partir de cette définition, il existe toute une catégorisation possible des PB. On distingue surtout les BP purs, qui réunissent les deux caractères, et les BP impurs. Mais il existe aussi toute une littérature critique de cette définition classique, qui tend notamment à mettre en exergue le fait qu’il existe très peu de BP purs. En fait, le plus souvent, le caractère public ou privé d’un bien est rarement une qualité intrinsèque mais résulte de choix politiques ou de traditions socio-culturelles.
Le bien public est alors considéré comme un bien qui bénéficie, au delà de la personne qui les consomme, à la société entière car il favorise la cohésion sociale, la compétitivité économique, la sécurité collective...
Les BPM sont des BP qui présentent pour autre caractéristique le fait que le cadre national n’est pas pertinent pour leur production ou consommation, ceci en raison de la nature même du bien (ex de l’espace atmosphérique) ou de caractéristiques techniques (la surveillance épidémiologique suppose une capacité technique dans chaque Etat).
3.1- L’actualité et l’acuité du débat sur les BPM tient au fait que, dans le contexte de la mondialisation, les BPM se multiplient et tendent à envahir ou conditionner notre vie quotidienne. Cette évolution s’explique notamment par le fait dies BP nationaux se transforment en BP régionaux ou mondiaux. Le phénomène est saisissant notamment pour ce qui concerne des fonctions considérées longtemps comme des fonctions régaliennes:
‑ Le pouvoir de battre monnaie : au-delà du passage du franc (BP national) à l’euro (BP régional), la stabilité financière, dans des économies ouvertes et intégrées, est devenue l’exemple type d’un Bien Public Mondial ;
‑ le pouvoir de rendre justice : la récente création d’une cour internationale de justice, habilitée à juger des cas individuels au nom de la «collectivité internationale», constitue un deuxième exemple de glissement d’un BP national vers un BP mondial.
Ces deux exemples s’ajoutent aux mécanismes de sécurité collective qui constitue le 3ème attribut régalien assumé à l’échelle mondiale, notamment pour l’organisation des Nations Unies
3.2 ‑ Mais l’actualité du débat s’explique aussi par la prise de conscience que les instruments et mécanismes traditionnels de coopération entre Etats souverains sont insuffisants. Dans le domaine de la santé par exemple, les simples mécanismes de surveillance épidémiologiques ne suffisent plus à lutter contre les maladies émergentes et transmissibles qui, du fait de l’accélération du flux de population, rendent aléatoires les mécanismes d’éradication ou de prévention établis au seul niveau national. De même, le traditionnel jeu des traités internationaux par lesquels chaque pays prend certains engagements, se révèle insuffisants aujourd’hui. C’est pourquoi on tend à introduire dans certains actes juridiques internationaux des mécanismes de sanction et/ou de compensation, d’un nouveau type (passage de principe pollueur-payeur au système de pollué-payeur). On imagine aussi des mécanismes de gestion au niveau mondial de certains biens.
‑ de comportements de type de passagers clandestins beaucoup plus développés. Un État aura souvent tendance à privilégier ses intérêts nationaux de cour terme au détriment des intérêts communs de long terme. Ses représentants seront donc souvent tentés de laisser à d’autres le soin d’assumer le coût (politique, financier...) de la production d’un BPM (exemple de la réduction des gaz à effet de serre).
‑ des situations économiques et sociales très disparates entre les Etats.
Le cas typique dans le domaine de la santé, est le débat entre les pays du Sud qui réclament un accès plus large à des médicaments à coût réduit, et ceux du Nord tentés de donner priorité à la protection des droits de propriété intellectuelle, qui conditionne en partie le développement de la recherche dans le futur. (exemple des médicaments indigents : de 1975 à 1994, sur 1061 nouveaux médicaments découverts, 2,7 % seulement ont concerné des pathologies tropicales).
Un des grands enjeux du débat actuel est donc de promouvoir des mécanismes de production des BPM qui assurent une meilleure prise en compte des situations et besoins des PVD.
la question de l’interdiction du travail des enfants voit traditionnellement s’affronter les pays qui avancent un argument fondé sur les droits de l’homme, et ceux qui répondent en dénonçant des mesures à visée protectionniste qui ne prennent pas en compte les différences de niveau de développement.
Les instances qui assument aujourd’hui un rôle dans la production des BPM font en effet l’objet de critiques quant à leur mode d’organisation et de fonctionnement. C’est le cas tant du Conseil de sécurité, que du FMI, dont la représentativité est contestée par les pays du Sud.
Plus profond, le débat institutionnel sur la légitimité de telle ou telle institution multilatérale débouche progressivement sur la question de la gestion globale des BPM (rapport environnement/commerce, commerce/développement...). La question n’est plus alors de la gouvernance au niveau d’une institution chargée de la production d’un BPM (ex : FMI et stabilité des marchés financiers), mais celle du rapport entre les institutions multilatérales en charge chacune d’un BPM et de l’arbitrage entre des conflits d’intérêt possible: on en vient alors au débat sur la gouvernance mondiale.
A travers le débat sur les BPM, on voit naître un débat entre l’Europe et les USA sur deux modèles de société. Au-delà des questions internationales, ce débat a et aura des incidences majeures sur notre mode de vie au plan domestique. On peut citer l’environnement, le résultat des grandes négociations internationales pouvant avoir des effets directs sur nos conditions de vie. On peut aussi citer l’exemple de la santé ou plus nouveau de la protection sociale. On assiste ainsi sur la scène internationale à une montée de ce thème avec deux approches divergentes :
‑ la conception anglo-saxonne, qui met l’accent sur la prise en charge individuelle du risque (système d’assurance privé, retraite par capitalisation et filet de sécurité sociale pour les plus vulnérables)
‑ la conception française ou européenne : principe de solidarité intergénérationnel (financement des retraites par répartition), de couverture universelle des risques, de «sécurité collective».
Or il est clair que nous ne pourrons pas maintenir notre système de protection sociale si nous n’en assurons pas la promotion sur la scène internationale.
Le débat a été lancé à l’ONU, par le PNUD, mais tend de plus en plus à être capté par la Banque Mondiale. Nous devons être attentifs à cette question car le déplacement du débat des rivages de «East River» vers les rives du «Potomac» n’est pas innocent. Trois raisons plaident en faveur d’un débat principalement conduit au sein des Nations Unies.
‑ Il s’agit d’un débat politique et non pas technique. Nous devons être vigilants pour éviter qu’une approche technique ne vienne masquer une fois encore des enjeux politiques. Or les Nations Unies représentent, malgré tous leurs défauts, le seul espace de débat politique associant tous les Etats.
‑ Un des enjeux majeurs est d’assurer une meilleure prise en compte des intérêts des PVD et la participation de la société civile. La place des PVD et de la société civile dans les débats aux Nations Unies est bien plus forte qu’elle ne l’est dans les enceintes du FMI ou de la Banque Mondiale, ou du G8.
‑ L’intérêt national et l’intérêt communautaire. Aux Nations Unies, l’Union Européenne émerge comme une réelle puissance politique, notamment dans les débats sur les sujets économiques ou sociaux. C’est l’Union Européenne qui donne le ton, et le consensus s’organise largement autour des positions défendues par l’Union Européenne. Notre capacité d’influence est très réelle, et bien plus forte qu’à Washington où le poids du premier actionnaire des IBW (les USA) est considérable.